Coup de tonnerre dans le ciel heideggerien
Martin Heidegger est un des penseurs allemands les plus lus. En dépit d’un langage spéculatif et souvent hermétique, quelques-uns de ses concepts : le Dasein (l’être-là), « l’angoisse », « l’authenticité », « la technique » sont entrés dans le langage courant sans gagner d’ailleurs en détermination rationnelle.Si nous attachons de l’importance au livre que publie Emmanuel Faye et que commente ici Nicolas Tertulian, directeur de recherche honoraire à l’EHESS, connaisseur indiscutable d’Heidegger, mais aussi de Marx, de Lukacs et de la philosophie allemande moderne, c’est en raison même de l’impact de la thèse développée par Emmanuel Faye sur « l’imprégnation nazie » du philosophe de Fribourg (thèse qui suscitera polémique), mais en raison, aussi, de l’angle de lecture tout à la fois attentif, exigeant et distancié qu’en propose Nicolas Tertulian. En superposant l’idéologie nationale-socialiste et la trame du texte de Heidegger, l’auteur affronte la question difficile de l’autonomie de la théorie (philosophie) et de politique. On l’accusera de simplifier. Son livre ouvre indiscutablement un espace nouveau de travail et de recherche critique sur les rapports entre langage, philosophie et histoire politique du nazisme. L. D.
Heidegger, l’introduction du nazisme
dans la philosophie. Autour des séminaires inédits de 1933-1935,
par Emmanuel Faye,
Éditions Albin Michel, 2005,
578 pages, 29 euros.
Voici un ouvrage qui refuse sur plus de 500 pages à l’auteur d’Être et Temps non seulement le statut de « grand penseur », mais le statut de « penseur » tout simplement.
Avant d’examiner le bien-fondé de cette contestation intégrale d’une pensée dont il faut rappeler qu’elle a marqué tant d’esprits de premier ordre en France et ailleurs, de Sartre à Derrida ou Lacan, de Richard Rorty à George Steiner, il faut dire que lête d’Emmanuel Faye sur l’engagement national-socialiste de Heidegger, qui constitue la trame du livre, est fondée sur une investigation rigoureuse des textes, avec des contributions notables, parfois tout à fait inédites, à l’exploration d’un sujet pourtant déjà beaucoup fréquenté. Le livre de Faye s’inscrit dans la ligne des recherches entreprises auparavant par Pierre Bourdieu, Victor Farias ou Hugo Ott.
Spécialiste de Descartes, formé à l’école de l’humanisme traditionnel, Emmanuel Faye doit à sa confiance profonde dans le pouvoir de la raison et du travail critique de la pensée sa réaction véhémente contre un penseur qui a lancé à la Raison un défi retentissant, en allant jusqu’à écrire que « la Raison, tant magnifiée depuis des siècles, est l’adversaire le plus opiniâtre de la pensée » (Chemins qui ne mènent nulle part, Gallimard, p. 322). Le livre de Faye exploite une masse considérable de documents et de témoignages, dont certains inconnus jusqu’à présent. Il met ainsi en lumière le sérieux et la profondeur de l’engagement de Heidegger en faveur du national-socialisme. Il est peut-être le premier à explorer les cours donnés par Heidegger en 1933-1935, où l’identification du philosophe avec l’idéologie nazie s’exprime sans ambiguïté ; il est aussi parmi les premiers à faire un examen sans concessions des discours prononcés ou des textes rédigés par Heidegger à l’époque où son engagement national-socialiste prend les formes les plus extrêmes. Et toujours le premier à avoir poussé ses investigations jusqu’aux archives pour retrouver des protocoles de séminaires où l’on découvre avec surprise comment Heidegger instrumentalisait les théorèmes les plus spéculatifs de sa pensée (par exemple la fameuse distinction ontologique entre l’être et l’étant) pour cautionner le Führerstaat d’Adolf Hitler. Le philosophe du Dasein identifiait ainsi l’étant au peuple et l’être à l’État et à son Führer, ce qui ne manque pas de nous rappeler que, plus tard, dans les Beiträge zur Philosophie, il allait parler de la « noblesse de l’Être », die Adel des Seyns. Étonnant syntagme, révélateur de la connexion entre sa pensée de l’Être et sa conception politique qui faisait la place belle à une élite charismatique appelée à diriger le peuple. Poursuivant sa recherche, Emmanuel Faye balaye, preuves à l’appui, les versions fournies par Heidegger et par ses thuriféraires au sujet de sa période nazie : loin d’avoir voulu sauver l’Université et préserver son autonomie, le philosophe s’est beaucoup employé à l’assujettir au pouvoir et à la modeler selon les canons nationaux-socialistes, étant un promoteur ardent de ce qu’on appelait la Gleichschaltung (la normalisation). Heidegger, dont l’engagement en faveur du nazisme s’est prolongé bien au-delà des années 1933-1934, a été, parmi les intellectuels allemands qui ont embrassé la cause d’Adolf Hitler, l’un des plus radicaux (l’autobiographie de Jaspers contient des témoignages éloquents dans ce sens). Une preuve irréfutable, fournie par Emmanuel Faye, infirme la thèse selon laquelle le Discours du rectorat aurait été occulté par les nazis. Un long extrait de ce Discours figure dans le livre du juriste schmittien Ernst Forsthoff publié en 1938, preuve qu’un ouvrage de propagande nazie était disposé à lui accorder une place de choix. La reconstruction des rapports de Heidegger avec des collègues comme les philosophes Erich Rothacker ou Alfred Baeumler, des penseurs du politique comme Carl Schmitt, des disciples comme le juriste Erik Wolf ou le philosophe Oskar Becker, des historiens comme Rudolph Stadelmann, tous engagés dans la cause nationale-socialiste, ou avec un néo-hégélien comme Richard Kroner (et non Kröner !) expulsé de l’Université en 1933 en tant que juif et que Heidegger attaque vivement dans son séminaire sur Hegel de 1934-1935, éclaire bien le climat intellectuel de l’époque et permet d’élucider la forma mentis de l’intellectuel national-socialiste.
Nous arrivons ainsi à la thèse la plus audacieuse (mais à nos yeux aussi la plus contestable) du livre. Faye va jusqu’à avancer que l’auteur d’Être et Temps était animé depuis le début de son activité philosophique, de façon sous-jacente et non divulguée, par les idées qui vont exploser lors de son adhésion publique au national-socialisme de 1933. Autrement dit, il soutient que le projet intellectuel de Heidegger était depuis le début un projet essentiellement idéologique et politique, inspiré par les idées de « communauté du peuple » (expression qui apparaît effectivement dans le paragraphe 74 d’Être et Temps) et d’« essence germanique », et non par un projet rigoureusement philosophique, dicté par la recherche désintéressée de la vérité, comme c’est le cas chez tout penseur véritable. En somme, le philosophe de Fribourg ne serait qu’une sorte d’Abraham à Santa Clara (1), un prêcheur drapé de somptueux vêtements spéculatifs, qui n’aurait fait autre chose qu’introduire dans la philosophie « les principes du nazisme ». Le livre de Faye est une démonstration brillante de cette thèse. Mais le trajet intellectuel de Heidegger nous semble beaucoup plus compliqué et son cas beaucoup plus complexe que ne le veut l’auteur, même si on peut considérer qu’il y a un noyau de vérité dans la thèse défendue.
Pour établir la biographie intellectuelle de Heidegger, afin d’élucider le sens de son travail philosophique, et ne pas en donner une image réductrice, il faudrait plutôt penser à la façon dont Thomas Mann a procédé dans son roman le Docteur Faustus, prendre en compte mutatis mutandis le chemin du philosophe à travers la phénoménologie, l’existentialisme kierkegaardien, la philosophie de la vie de Dilthey et de ses successeurs, la théologie dialectique, la signification des coups de boutoir dirigés contre le néo-kantisme, la philosophie des valeurs, et aussi contre son maître Husserl, bref le long cheminement qui l’a rapproché finalement, par une radicalisation progressive, du mouvement national-socialiste. Nous pensons aussi qu’on peut établir une continuité entre la « révolution » philosophique dont Heidegger créditait son ouvrage fondamental Être et Temps et la façon dont il a cautionné philosophiquement la révolution nationale-socialiste, en investissant cette dernière de l’aura d’un tournant dans l’histoire de l’Être : nous renvoyons ici à la lettre qu’il envoie à Elisabeth Blochmann le 30 mars 1933, le jour où Hitler a pris définitivement le pouvoir, et où le philosophe exalte la révolution nationale— socialiste comme un accomplissement des tendances les plus profondes de sa philosophie.
Malgré le vif intérêt que suscite la thèse d’Emmanuel Faye, on ne peut pas s’empêcher de penser qu’il s’aventure trop loin (en allant par exemple jusqu’à suggérer que Heidegger aurait pu participer à la rédaction de certains discours de Hitler, même s’il n’y a pas la moindre preuve tangible dans ce sens) et qu’il sous-estime beaucoup l’envergure philosophique du penseur dont il dénonce à juste titre le fourvoiement aussi bien intellectuel que politique. L’auteur du livre s’est privé d’interroger les concepts fondamentaux de Heidegger, de reconstruire l’architecture interne de sa pensée et de déceler les connexions en profondeur entre sa « révolution » philosophique et le mouvement politique le plus funeste du siècle. Emmanuel Faye n’a pas jugé nécessaire de prendre en compte des concepts aussi spécifiquement heideggériens que la fameuse dichotomie entre existence inauthentique et existence authentique (pourtant d’une grande importance pour comprendre le désaveu ultérieur explicite de la démocratie), l’opposition entre le « temps vulgaire » (dont, selon Heidegger, la pensée sur le temps de Hegel serait l’expression majeure) et la temporalité authentique, la conception de la vérité comme aletheia, opposée à celle de la vérité comme adéquation de la pensée au réel, au nom de laquelle Heidegger va remettre en cause les fondements mêmes de la civilisation occidentale. L’auteur peut nous répondre que ce n’est pas son propos. Mais nous avons vu que son objectif est de contester radicalement la pensée de Heidegger dans son ensemble, tâche qui implique une approche de la pensée heideggérienne plus complexe et plus exigeante.
En guise de conclusion, ajoutons deux remarques. L’une concerne certaines prises de distance par rapport aux pratiques courantes du régime nazi (surtout des pratiques idéologiques) qu’on peut retrouver dans les écrits de Heidegger après 1936. Emmanuel Faye se refuse à leur accorder le moindre poids. Pour notre part, nous considérons qu’elles sont pourtant très - significatives pour saisir la spécificité de la - position de Heidegger à l’intérieur du nazisme. Ses mouvements d’humeur contre l’utilisation par les nazis du concept de « totale - Weltanschauung » (2) ou contre le concept de « Weltanschauung » tout court, considéré comme une réminiscence du « libéralisme », ou contre la « politisation » à tout prix de la propagande nazie, ou même les réticences exprimées dans une page de 1939 au sujet d’un discours de Hitler (cf. Besinnung GA vol. 66, p. 122-123) montrent qu’il regardait d’un oeil parfois critique l’évolution du « mouvement », convaincu que lui seul aurait été en mesure d’assurer à cette grande révolution historique son véritable fondement. On peut regretter qu’Emmanuel Faye ne se soit pas penché sur les écrits de Heidegger de la fin des années trente ou du début des années quarante où le philosophe examine l’histoire du siècle à la lumière de sa pensée de l’Être. On peut y découvrir une censure exercée à l’égard des idéologies et des mouvements politiques fondés à ses yeux sur la manipulation dominatrice du réel (la Machenschaft) et sur la « volonté de puissance » (le communisme est bien entendu la cible principale, mais la réduction du nazisme à une pure politique de puissance n’est pas moins visée), au nom d’une pensée de l’Être (la sienne) qui donnerait au national-socialisme ses véritables fondements spirituels, donc au nom de ce qu’on pourrait considérer un national-socialisme sublimé et purifié. La deuxième remarque concerne la qualification de « raciste » qu’Emmanuel Faye emploie sans cesse dans sa caractérisation de la pensée de Heidegger. Nous partageons l’idée qu’on ne doit pas réduire le racisme au « biologisme » (que Heidegger n’a pas cessé de pourfendre) et qu’il existe bel et bien un racisme aux fondements spirituels. Affirmer néanmoins à partir d’une page d’un cours sur Nietzsche de 1941-1942 que le philosophe était prêt à cautionner le pire racisme nazi semble excessif. Heidegger y situe le racisme et en particulier la pratique de la « culture des races » (die Rassenzüchtung), de sinistre mémoire, à l’intérieur de ce qu’il appelle la « subjectivité inconditionnelle de la volonté » (die unbedingte Subjektivität des Willens) : on peut certainement s’indigner de cette interprétation, mais il faut rappeler que Heidegger se voulait un critique de la métaphysique de la subjectivité et de la métaphysique en général. S’il situait le racisme dans le périmètre de cette orientation spirituelle (déduction, bien sûr, grotesque), on ne peut lui attribuer la caution philosophique du principe de la sélection des races que par une interprétation forcée. Cela dit, le pangermanisme et le culte de la spécificité allemande (das Deutsche), encore investie, pendant les dernières années de guerre, de la mission de « sauver l’Occident » (cf. le cours sur Héraclite de 1943 et 1944), constituent effectivement une composante fondamentale de la pensée heideggérienne. Le grand mérite du livre - d’Emmanuel Faye est d’avoir dévoilé les - conséquences idéologiques et politiques désastreuses d’une pensée ancrée dans le culte de la - « communauté du peuple » (du das volkhafte Volk) et de la supériorité de la « spécificité - - allemande ».
Nicolas Tertulian,
philosophe
(1) Nom d’église du moine Ulrich Megerle (1644-1709), prédicateur antisémite à la cour de Vienne, en qui le philosophe vit un héraut de l’alemanité (NDLR).
(2) « Conception du monde » (NDLR).
Article paru dans l'édition du 28 avril 2005.