Don Camillo éminence grise d'Italie?
“Don Camillo" est-il devenu l'éminence grise de l'Italie ? Celui dont les avis sont redoutés, toujours écoutés, et souvent suivis. Président de la Conférence épiscopale italienne (CEI), le cardinal Camillo Ruini hésite de moins en moins à dire sa vérité dans les débats qui agitent le pays. Hormis une poignée de laïques radicaux-socialistes, aucun parti ne s'oppose à l'influence grandissante de l'Eglise sur le terrain de la politique.

Ni à droite, où, à six mois des élections législatives, on se range ostensiblement du côté des évêques et du Vatican sur la plupart des questions de société. Ni au centre gauche, car le vote catholique ne lui est pas inaccessible, à condition de ne pas le heurter de front. Aux accusations d'ingérence dans la vie politique qui lui sont parfois adressées par la presse, Mgr Ruini répond avec l'assurance des intouchables qu'elles ne sont que "boulettes de papier".

Depuis la disparition de la Démocratie chrétienne, l'Eglise italienne ne dispose plus de son relais politique naturel, alors elle intervient directement. Au point que certains observateurs parlent d'un "parti catholique" qui pourrait arbitrer la campagne électorale. Elle a montré son poids en juin, à l'occasion du référendum visant à modifier une loi très restrictive sur la procréation assistée : sa campagne pour l'abstention a contribué à faire capoter l'initiative. L'Eglise récidive à l'occasion de la polémique sur la pilule abortive RU 486, encore interdite dans la Péninsule, mais que certains établissements hospitaliers régionaux voudraient expérimenter. Non seulement la Conférence des évêques appuie le ministre de la santé dans son refus, mais elle profite de l'aubaine pour relancer le débat sur l'avortement, légalisé depuis 1978.

Le cardinal Ruini a proposé que des militants antiavortement du Mouvement pour la vie soient présents à l'avenir dans les hôpitaux et les dispensaires où sont données les consultations pré-IVG. Le ministre de la santé a saisi l'idée au bond en suggérant "une présence culturelle pluraliste" pour conseiller les femmes, tout en rappelant avec force que la loi 194 sur l'interruption de grossesse défend aussi "le droit à ne pas avorter". Les dirigeants de l'opposition ont observé un silence prudent, laissant à la gauche de la gauche et aux laïques de service le soin de s'indigner et de réclamer une révision du Concordat qui régit les relations entre l'Eglise et l'Etat depuis 1984.

Cette dernière menace a fait figure de provocation. Aussitôt, Romano Prodi, le futur candidat du centre gauche contre Silvio Berlusconi, a dû rassurer : "Une telle révision n'est pas et ne sera pas à notre programme." Ce catholique fervent s'était déjà attiré les foudres de Camillo Ruini, et aussi de certains de ses alliés modérés, en préconisant un "pacs à la française" pour les "couples de fait", qu'ils soient hétérosexuels ou homosexuels.

Traversée de courants catholiques, l'opposition à Berlusconi refuse d'apparaître comme l'opposition à Ruini. Piero Fassino, secrétaire des Démocrates de gauche (DS, ex-communistes), a fait récemment une sorte de coming out en se disant "croyant". Auparavant, le patron du Parti de la refondation communiste (PRC), Fausto Bertinotti, avait confessé à un journal ses "doutes" d'athée.

Les partis de centre gauche reconnaissent à l'Eglise le "droit légitime" de s'exprimer sur tous les sujets. Même si elle juge "incongrue" la sortie de Mgr Camillo Ruini sur la pilule RU 486, Livia Turco, sénatrice et ancienne ministre de gauche (DS), en réfère à Enrico Berlinguer, l'historique leader du Parti communiste italien des années 1970, pour qui "le sentiment religieux contribuera au changement de la société italienne".

A droite, le vote catholique est devenu vital en raison du retard accumulé dans les sondages préélectoraux. Divorcé remarié et pratiquant occasionnel, Silvio Berlusconi est souvent resté en retrait sur les thèmes de société les plus délicats. Pour le référendum sur la procréation médicalement assistée, par exemple, le chef du gouvernement n'a jamais dit publiquement le fond de sa pensée. Désormais, il ne cache plus sa volonté d'aligner étroitement sa coalition sur les positions de l'Eglise. Il multiplie les gestes. Ainsi, le projet de budget 2006, pourtant difficile à équilibrer, prévoit une exonération d'impôts locaux sur les biens immobiliers à usage commercial de l'Eglise. Pour sa troisième visite au Vatican en cinq ans, samedi 19 novembre, il s'est livré à une vaste opération de charme à l'égard de Benoît XVI et de son premier ministre, Mgr Angelo Sodano. Il s'est affirmé comme le champion des valeurs catholiques, notamment sur les dossiers de la bioéthique et de l'école privée.

ONCTION ÉLECTORALE

Après la période de froid avec Jean Paul II sur la question irakienne, la présidence du Conseil s'est félicitée de "la particulière convergence entre les orientations de l'Italie et les objectifs moraux et religieux de l'Eglise catholique dans le monde". Avant M. Berlusconi, le président de la Chambre des députés, Pierferdinando Casini, l'un des principaux concurrents pour le leadership du centre droite, a aussi été reçu par le pape. Les hommes politiques de tous bords ne manqueront pas de se présenter à la Porte de bronze du Vatican lors des prochaines semaines, à la recherche d'une onction électorale.

Le Saint-Siège et la Conférence épiscopale ont rappelé que l'Eglise ne prend pas parti. A quoi bon quand les deux camps vous courtisent également. "L'Eglise, en Italie comme dans tous les autres pays du monde, ne revendique pour elle aucun privilège, mais souhaite pouvoir accomplir sa mission dans le respect de la laïcité de l'Etat", a déclaré le pape.

L'histoire de l'Italie et de ses relations avec la religion catholique fait que cette notion de laïcité apparaît souvent ambiguë. On se souvient que l'unanimité s'est faite, à droite et à gauche, contre un responsable d'association musulman qui demandait le retrait des crucifix des salles de classe de l'école publique. Il y a quelques jours, le pays ne s'est pas ému de la condamnation à sept mois de prison d'un magistrat qui refusait de juger tant qu'un crucifix resterait accroché au mur de la salle d'audience. Cet israélite réclamait au moins le droit d'y ajouter le symbole de sa propre religion. Les plus fortes réticences à la gestion politique de "Don Camillo" naissent dans les propres rangs de l'Eglise. Des voix de prêtres commencent à s'élever pour regretter que "la référence à Jésus-Christ soit peu présente dans les interventions de Mgr Ruini".

di Jean-Jacques Bozonnet, Le Monde 23/11/2005
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